“La poupée”, trad. par Sophie Geoffroy, d’après “The Doll” de V. Lee

La poupée

traduction de l’anglais par Sophie Geoffroy, d’après Vernon Lee

Je crois, déclara-t-elle en le refermant d’un coup sec, que ce coffret Renaissance sera ma dernière antiquité, avec le service en porcelaine de Chine dans lequel nous venons de déguster notre dessert. J’ai l’impression que cela ne me passionne plus du tout. En plus, je crois savoir pourquoi ! Ces assiettes et ce petit coffre, je les ai achetés en même temps qu’un autre objet – puis-je appeler cela un objet, je n’en suis pas sûre – qui m’a fait passer cette manie de fouiner dans les petites affaires des morts. Plus d’une fois, j’ai failli te raconter tout cela, mais jamais je n’ai osé le faire : à chaque fois, je me suis tue, de peur que tu me trouves bien sotte. Mais il y a des jours où cette histoire me pèse, comme un secret ; alors, tant pis, quitte à te paraître idiote, j’aimerais bien te la raconter. Bon, sonne donc, fais ajouter quelques bûches, et mets-moi cet écran devant la lampe.

C’était il y a deux ans, à Foligno1, en Ombrie. C’était l’automne. Je m’étais retrouvée toute seule à l’auberge : mon mari est trop occupé pour me suivre dans mes expéditions brocante, tu le sais, et l’amie qui devait me rejoindre était tombée malade et ne me retrouva que plus tard. On ne peut pas dire que Foligno soit une ville particulièrement intéressante, mais moi, je m’y plaisais. On est à quelques minutes de voiture d’une foule de petites cités pittoresques, au milieu d’impressionnantes montagnes de roche rose, sauvages, couvertes de cyprès, du haut des­quelles les gens font rouler leurs fagots jusque dans le lit des torrents, tout en bas dans la vallée. Le lierre a envahi les parois escarpées du lit débordant d’un cours d’eau impétueux ; on y trouve aussi des fresques du XVème siècle, tu le sais mieux que personne, si je puis me permettre. Mais surtout – c’est ce qui m’intéresse le plus, évidemment ! – on trouve d’innombrables magnifiques palais anciens 2 : portes monumentales taillées à même cette roche rose, cours entourées de colonnades, fenêtres ornées de splendides grilles de fer forgé, le tout dans la plupart des cas en assez bon état. Car c’est là que se tient le marché forain : Foligno est donc en somme une plaque tournante, une métropole au cœur de la vallée, en quelque sorte.

Si je me plaisais à Foligno, c’était aussi, et même surtout, parce que j’y avais découvert un merveilleux antiquaire. Je ne dis pas : un merveilleux magasin d’antiquités, car on n’y vendait rien qui valût ne serait-ce que vingt francs ; mais un merveilleux, un charmant vieux monsieur (il s’appelait Oreste 3 de son prénom) et je n’en demandais pas plus ! Une longue barbe blanche, des yeux marron au regard incroyablement doux, et des mains magnifiques, Oreste ne se déplaçait jamais sans un brasero de terre cuite sous sa cape. Après avoir exercé le métier de maître-maçon, il s’était lancé dans le commerce des antiquités par amour des belles choses et par passion pour le passé de sa ville natale. Aucune chronique historique n’avait de secret pour lui, (il me prêta celle de Matarazzo 4), et il connaissait au centimètre près l’emplacement du moindre événement historique de ces six derniers siècles. Il parlait des Trincis 5 (anciens despotes locaux), de sainte Angèle 6 (la sainte locale), des Baglionis 7, de César Borgia 8 et de Jules II 9 comme s’il les avait connus personnellement. Il me montra la place où saint François prêchait aux oiseaux, et la place où se trouvait autrefois la ferme de Propertius 10 – était-ce bien Propertius ? N’était-ce pas plutôt Tibullus 11 ? Souvent, quand il m’accompagnait dans mes pérégri­nations en quête de brocante, il s’arrêtait au coin d’une rue ou sous les arcades et il me disait :

« Vous voyez, c’est ici que les nonnes dont je vous ai parlé furent enlevées. Et c’est là que le cardinal fut poignardé. Et voilà l’emplacement du palais qu’ils firent raser après le massacre et dont ils labourèrent le sol avant d’y semer du sel. »

Tout cela les yeux dans le vague et le regard lointain, mélancolique, comme s’il vivait en ces temps reculés plutôt qu’à notre époque. C’est également lui qui m’aida à obtenir ce coffret de velours aux fermoirs métalliques qui est sans doute l’un des plus beaux objets de notre maison. J’étais donc très heureuse à Foligno, à passer mes journées à conduire et à chiner dans tous les coins, et mes soirées à lire les chroniques que me prêtait Oreste. Cela ne me dérangeait pas de devoir attendre si longtemps mon amie qui finalement n’arriva jamais. C’est-à-dire, j’étais parfaitement heureuse jusqu’aux trois jours qui précédèrent mon départ. Et maintenant, voici l’histoire de mon étrange acquisition.

Un matin, Oreste m’annonça, avec force haussements d’épaules, qu’un noble de Foligno, je ne sais plus qui, désirait me vendre un service d’assiettes à dessert en porcelaine de Chine.

« Il y en a qui sont fêlées, dit-il, mais en tout cas, cela vous donnera l’occasion de voir l’intérieur de l’un de nos plus beaux palais ; toutes les pièces sont restées dans leur état d’origine – le tout n’a pas grande valeur ; mais je sais que la signora apprécie le passé partout où on l’a laissé reposer en paix. »

Le palais, chose exceptionnelle, datait de la fin du XVIIème siècle, et au milieu des petites maisons Renaissance si coquettes on eût dit une caserne. Une énorme tête de lion surplombait chaque fenêtre, deux carrosses eussent pu se croiser sous la porte cochère, la cour pouvait contenir une foule d’une centaine de personnes, et des vertus sculptées dans le stuc des voûtes ornaient le plafond d’un escalier colossal. Il y avait un cordonnier dans la loge et une fabrique de savon au rez-de-chaussée, et au fond de la cour entourée de colonnes, un jardin envahi par une vigne vierge jaunie et miteuse et des tournesols fanés.

« Grandiose, mais fort rustique ! On dirait du XIème siècle ! » déclara Oreste tandis que nous gravissions les marches basses de l’escalier. Nos pas résonnaient.

Une partie du service à dessert avait été disposée à notre intention sur une immense console dorée dans une antichambre gigantesque décorée d’écussons. Après l’avoir examiné, je leur demandai de me préparer le reste pour le lendemain. Le propriétaire, un aristocrate appartenant à la haute noblesse, mais à moitié ruiné – complètement ruiné, même, à mon avis, à en juger d’après l’état de la maison – résidait à la campagne ; l’unique occupant de la maison était une vieille femme ressemblant trait pour trait à ces vieilles qui soulèvent le rideau de cuir sur votre passage à la porte des églises.

Le palais était extrêmement impressionnant. Il y avait une salle de bal aussi vaste qu’une église, d’innombrables salles de réception jonchées de saletés et garnies de meubles du XVIIIème siècle loqueteux et ternis, et un salon d’apparat tendu de satin jaune et or, où un empereur, je ne sais plus lequel, avait dormi. D’ignobles classeurs de photographies jaunies aux murs, des paravents à deux sous et des coussins au point de croix attes­taient l’existence d’habitants moins historiques.

Je laissai la vieille femme ôter un à un les volets de bois peint décorés de dorures, puis ouvrir une à une les fenêtres garnies de petits carreaux de verre verdâtre, et la suivis, perdue dans mes pensées, heureuse, telle­ment heureuse d’être ici, à errer çà et là, au milieu des fantômes des morts.

« Là-bas, au fond, vous avez la bibliothèque, indiqua la vieille femme, si cela ne dérange pas la signora de passer par ma chambre puis par la buanderie ; c’est plus court que de retraverser le grand hall. »

J’acquiesçai, m’apprêtant à traverser le plus vite possible le désordre de cette chambre de bonne, lorsque tout à coup j’eus un mouvement de recul.

Là, devant moi, assise, complètement immobile, il y avait une femme vêtue à la mode de 1820. C’était une gigantesque poupée. Son visage d’une beauté classique rappelait les statues de Canova 12 ou les portraits de Mme Pasta 13 et de Lady Blessington 14. Elle se tenait là, assise, les mains croisées sur les genoux, le regard fixé droit devant elle.

« C’est la première épouse du grand-père de M. le Comte, dit la vieille femme. On l’a sortie de son placard ce matin pour lui faire prendre un peu l’air et l’épousseter. »

Des pieds à la tête, la poupée était parée de ses plus beaux atours : bas de soie ajourés, petites ballerines et longues mitaines de soie brodées. Les cheveux, deux bandeaux lisses ramenés sur le front, étaient simplement peints. Derrière la tête, un gros trou : c’était du carton-pâte !

« Ah ! s’écria Oreste, rêveur, l’image de la belle comtesse ! Je l’avais complètement oubliée! La dernière fois que je l’ai vue remonte à bien longtemps – j’étais encore un enfant. »

Et avec une douceur infinie, à l’aide de son mouchoir rouge, il ôta une toile d’araignée entortillée dans les mains croisées.

« Elle ne quittait jamais son boudoir personnel, à l’époque.

— Ça, c’était avant que j’arrive, rétorqua l’intendante. Moi, je l’ai toujours vue dans la penderie, depuis trente ans que je travaille ici. Si la signora voulait se donner la peine de voir la collection de médailles antiques de M. le Comte… ? »

Oreste était extrêmement pensif lorsqu’il me raccompagna chez moi.

« C’était une dame d’une extrême beauté, dit-il timidement comme nous arrivions en vue de mon auberge, je veux dire, la première épouse du grand-père du Comte actuel. Cela faisait un ou deux ans qu’ils étaient mariés lorsqu’elle est morte. On dit que le vieux Comte devint à moitié fou. Il fit faire cette poupée d’après un portrait et la garda dans la chambre de la pauvre dame ; chaque jour, il passait plusieurs heures en tête à tête avec elle. Mais finalement, un jour, il épousa une femme qui vivait sous son toit, une blanchisseuse dont il avait eu une fille.

— Quelle drôle d’histoire ! » dis je ; puis je n’y songeai plus.

Mais la poupée revint hanter mes pensées, la poupée et ses mains croisées, ses grands yeux écarquillés, et son mari qui avait fini par épouser la blanchisseuse. Et le lendemain, lorsque nous retournâmes au palais, je fus tout à coup prise du désir étrange de revoir la poupée. Je profitai de ce qu’Oreste, la vieille femme et le notaire du comte fussent occupés à déterminer si un certain couvercle de plat que ma bonne avait fait tomber était déjà fêlé ou non avant sa chute, pour m’éclipser et fis discrètement mon chemin vers la buanderie.

La poupée était toujours là, pour sûr, et ils n’avaient toujours pas trouvé le temps de l’épousseter. Sa robe de satin blanc avec les petits bouillons à l’ourlet, et son corsage court étaient gris de poussière ; son fichu noir à franges, déteint, avait pratiquement viré au rouge. Les pauvres mitaines blanches et les bas de soie blancs étaient, quant à eux, presque noirs. Elle semblait tenir un journal, tombé d’une table voisine sur ses genoux, ou jeté là par quelqu’un, et elle avait l’air d’être en train de le lire. Alors il me vint à l’esprit que ces vêtements qu’elle portait étaient les vêtements authentiques de son regretté modèle. Et quand je trouvai sur la table une perruque toute poussiéreuse et hirsute, ornée sur le front de bandeaux lisses et sur la nuque de boucles ramassées en un chignon compliqué, je sus immédiatement qu’elle était faite avec les cheveux véritables de la pauvre défunte.

« C’est une véritable œuvre d’art ! » dis-je, intimidée, quand j’entendis grincer le parquet derrière moi sous les pas de la vieille femme qui, évidemment, ne m’avait pas lâchée.

Elle n’avait qu’une idée en tête : flatter n’importe quel caprice en échange d’une hypothétique piécette. Aussi sourit-elle d’un horrible sourire affecté, et, pour me montrer à quel point cette image était digne de l’intérêt que je lui portais, elle se mit, dans un geste effroyable, à tordre les bras articulés et à lui croiser les jambes l’une sur l’autre sous le satin blanc de la jupe.

« Arrêtez, mais arrêtez donc, je vous en supplie ! » criai-je à cette vieille sorcière. Mais l’un des pauvres pieds, avec sa sandale, continuait à pendre et à se balancer d’une manière abominable.

Je craignais que ma bonne ne me surprenne en plein tête à tête avec la poupée. Je savais que je ne supporterais pas ses réflexions ancillaires à ce sujet. Aussi, malgré ma fascination, je m’arrachai à la contemplation de ces yeux noirs au regard fixe, de ce visage de déesse de Canova ou de Madone d’Ingres15, pour retourner inspecter le service à dessert.

J’ignore ce que cette poupée m’avait fait ; mais je me surpris à penser à elle du matin au soir. C’était comme si je venais de faire une rencontre à la fois douloureuse et passionnante, comme si je m’étais subitement prise d’amitié pour une femme dont j’aurais surpris le secret par le plus grand des hasards, comme cela arrive parfois. Car d’une certaine manière, je savais tout d’elle, et les premières bribes d’information que j’obtins grâce à Oreste – je devrais préciser qu’avec lui, je ressentais un besoin irrépressible de parler d’elle – si elles ne m’éclairaient aucunement, ne faisaient que confirmer mes intuitions.

La poupée – je ne faisais en effet aucune différence entre l’original et la copie – avait été mariée dès sa sortie du couvent et, durant sa courte vie de femme mariée, avait vécu en recluse, coupée du monde par le fol amour de son mari, si bien qu’elle était restée une simple enfant ne connaissant rien de la vie, timide et fière.

L’avait-elle aimé ? Cela, elle ne me le confia pas tout de suite. Mais peu à peu je me rendis compte qu’à sa manière – profonde, muette – elle était attachée à lui d’un lien bien plus fort que celui qui l’attachait à elle. Elle ne savait comment répondre à ses démonstrations d’affection volubiles et exubérantes. Il était incapable d’être amoureux en silence deux minutes ; elle, elle ne trouvait jamais les mots pour exprimer le sien, quand bien même elle se languissait de ne pouvoir le faire. Non que cela lui manquât, à lui ; c’était un être brillant, velléitaire, lyrique, qui ignorait tout des sentiments d’autrui et ne désirait rien que de se vautrer et se noyer dans les siens. Pendant les deux années où il l’aima de cet amour extatique, bavard, exclusif, non seulement il renonça à tout contact social et négligea ses affaires, mais il ne fit aucune tentative pour faire de cette jeune créature immature sa compagne, pas plus qu’il ne fit preuve de curiosité pour savoir si son idole pouvait avoir un esprit ou une personnalité propre. Elle expliquait cette indifférence par sa propre incapacité, inepte et incroyable, à exprimer ses sentiments ; comment pouvait-il deviner ce désir qu’elle avait de savoir, de comprendre, alors qu’elle n’était même pas capable de lui dire à quel point elle l’aimait ? Enfin, le charme sembla se rompre : vinrent les mots et le pouvoir de les dire ; mais sur son lit de mort. La pauvre jeune créature mourut en mettant au monde un enfant, alors qu’elle-même était à peine sortie de l’enfance.

Bon ! Ça y est ! Je sais que même toi, tu trouves tout cela complètement idiot. Je sais comment sont les gens – nous sommes tous pareils – et à quel point il est impossible de partager vraiment ses sentiments, quels qu’ils soient, avec qui que ce soit. Tu crois que j’aurais pu raconter toute cette histoire à mon mari ? Pourtant, je lui confie tout ce qui me concerne ; et je sais qu’il ne m’aurait manqué ni de respect ni de gentillesse. J’ai été idiote de me lancer dans cette histoire de poupée avec qui que ce soit ; cela aurait dû rester un secret entre Oreste et moi. Lui seul, j’en suis persuadée, pouvait vraiment comprendre les sentiments de la pauvre dame, à moins que, tout comme moi, il ne sache déjà tout. Eh bien, maintenant que j’ai commencé, je suppose qu’il faut que je continue…

Je savais tout de la poupée de son vivant – je veux dire, de la dame – et j’appris de la même façon tout sur elle après sa mort. Seulement, je pense que je ne le dirai pas…

Basta ! Le mari fit faire la poupée, l’habilla de ses vêtements et la plaça dans son boudoir, où tous les objets restèrent à la place qu’ils avaient au moment de sa mort. Nul ne fut autorisé à y pénétrer, il nettoyait et époussetait la poupée lui-même et passait des heures et des heures chaque jour à pleurer et à gémir devant elle. Puis, petit à petit, il reprit goût à sa collection de médailles, recommença ses chevauchées dans la campagne ; mais jamais il n’allait dans le monde, et jamais il n’omettait de passer son heure quotidienne dans le boudoir avec la poupée. C’est alors qu’il y eut cette liaison avec la blanchisseuse. S’il relégua la poupée au placard ? Oh que non ! Ce n’était pas son genre ! C’était une sorte d’idéaliste faible et sentimental, et ses amours avec la blanchisseuse grandirent très progressivement dans l’ombre de cette passion inconsolable qu’il éprouvait pour sa femme. Jamais il n’aurait épousé une autre femme de même rang, jamais il n’aurait donné une marâtre au fils qu’il avait eu d’Elle (ce fils, on l’a envoyé en pension et il a mal tourné) ; et lorsque, enfin, il épousa la blanchisseuse, tellement elle et les prêtres lui menaient la vie dure pour qu’il reconnaisse cette autre enfant, il était déjà pratiquement sénile. Pendant longtemps, il continua à rendre visite à la poupée tandis que l’idylle avec la blanchisseuse suivait tranquillement son cours. Puis il devint paresseux en vieillissant et espaça ses visites ; d’autres que lui furent chargés d’épousseter la poupée ; finalement, un beau jour, on ne l’épousseta plus du tout. Puis il mourut, après s’être querellé avec son fils et s’être mis à passer le plus clair de son temps dans la cuisine comme un vieux rustre affaibli. Son fils – le fils de la poupée – qui avait mal tourné, épousa une veuve très riche. C’est elle qui redécora le boudoir et renvoya la poupée. Mais la fille de la blanchisseuse, la bâtarde, qui était devenue une sorte d’intendante du palais à la place de son demi-frère, éprouvait un respect plein de nostalgie à l’égard de la poupée, d’une part parce qu’elle avait dû coûter beaucoup d’argent, et d’autre part parce que cette dame, c’était une vraie dame. Aussi, lorsque le boudoir fut réaménagé, elle libéra une penderie pour y installer la résidence de la poupée ; et de temps en temps elle l’en sortait pour l’épousseter.

Figure-toi que le temps que je saisisse tout cela, j’avais reçu un télégramme m’annonçant que mon amie finalement ne viendrait pas à Foligno et me donnait rendez-vous à Perugia. Le coffret Renaissance avait été expédié à Londres ; Oreste, ma bonne et moi avions soigneusement emballé chacune des assiettes en porcelaine de Chine et des compotiers dans des paniers de paille. J’avais commandé un service des « Archivio Storico » (archives historiques) pour l’offrir, en guise de cadeau d’adieu, à mon bon vieil Oreste – cela ne me serait jamais venu à l’esprit de lui donner de l’argent, des épingles à cravate ou ce genre de choses – et plus rien ne me retenait à Foligno. Et puis, depuis quelque temps, j’étais en proie à la mélancolie – je crois que nous autres, faibles femmes, ne supportons pas de demeurer seules six jours de suite à l’auberge, même avec de la brocante, des chroniques et des bonnes fort dévouées – et je savais que tant que je resterais en ce lieu, mon état ne s’améliorerait pas. Pourtant cela m’était difficile, que dis-je, impossible de partir. Autant l’avouer tout de suite : je ne pouvais me résoudre à abandonner la poupée. Je ne pouvais pas la laisser, avec ce trou dans sa pauvre tête de carton-pâte, avec ses traits de Madone digne d’Ingres amassant la poussière dans la buanderie crasseuse de cette vieille femme. C’était tout simplement impossible. Pourtant, il fallait bien que je parte ! Aussi fis-je mander Oreste. Je savais exactement ce que je voulais ; mais cela paraissait impossible, et j’avais – je ne sais pourquoi – peur de le lui demander. Rassemblant tout mon courage, je lui dis, le plus naturellement du monde :

« Mon cher signor Oreste, je voudrais que vous m’aidiez à faire une dernière acquisition. Je veux que M. le Comte me vende le… le portrait de sa grand-mère ; je veux dire la poupée. »

J’avais préparé un discours destiné à convaincre Oreste qu’un manne­quin de cire grandeur nature paré comme elle des pieds à la tête de vêtements authentiquement d’époque constituerait très vite un élément du plus haut intérêt sur le plan historique, etc. etc. Mais j’avais l’impression qu’il était inutile et hasardeux que je me lance dans ce genre de discours. Oreste, assis à table en face de moi – je l’avais invité à partager mon dîner à l’hôtel, mais il n’accepta qu’un verre de vin et une bouchée de pain – Oreste hocha lentement la tête, puis écarquilla les yeux : il me sembla que je m’y reflétais tout entière. Ce n’était pas de la surprise. Il me soupesait, moi et ma proposition.

« Cela serait-il difficile ? demandai-je. Je croyais que M. le Comte…

— M. le Comte, rétorqua sèchement Oreste, serait capable de vendre son âme, s’il en avait une, pour le prix d’un nouveau poney de trot… Alors sa grand-mère, n’en parlons pas ! »

J’avais compris.

« Signor Oreste, répondis-je – je me sentais toute petite dans l’œil du cher vieux monsieur –, cela ne fait pas très longtemps que nous nous connaissons, aussi je ne saurais abuser de votre confiance, pour l’instant. Peut-être ma manie d’acheter des meubles dans les maisons des morts pour les mettre dans la mienne n’est-elle pas précisément de nature à vous donner de moi l’image d’une personne recommandable. Mais je voudrais vous dire que je suis une femme honnête selon mes critères, et je veux que vous me fassiez confiance en cette affaire. »

Oreste s’inclina.

« Je vais tâcher de convaincre M. le Comte de vous vendre la poupée », dit-il.

Je la fis transporter dans une voiture fermée jusqu’à la maison d’Oreste. Derrière sa boutique, il y avait un jardin que prolongeaient quelques rangs de vigne d’où l’on apercevait le cercle des hautes montagnes d’Ombrie ; je ne les quittais pas des yeux.

« Signor Oreste, dis-je, auriez-vous l’extrême gentillesse de me faire porter jusqu’ici quelques fagots de myrte et de laurier de votre cuisine – et puis-je cueillir quelques-uns de vos chrysanthèmes ? » ajoutai-je.

Nous avons entassé les fagots à une extrémité de la vigne. Au beau milieu nous avons placé la poupée ; nous lui avons posé les chrysanthèmes sur les genoux. Elle était là, assise dans sa robe Empire de satin blanc, qui, au soleil éclatant de novembre, paraissait de nouveau blanche, et même étincelante. Ses grands yeux noirs écarquillés regardaient fixement, comme émerveillés, les vignes jaunies et les pêchers rougissants, la rosée étincelante sur l’herbe, le soleil bleu matinal, l’amphithéâtre embrumé des montagnes bleutées alentour.

Oreste a fait craquer une allumette et mis lentement le feu à une pomme de pin. Une fois celle-ci enflammée, il me l’a tendue sans un mot. La myrte et le laurier secs se sont embrasés en craquant, avec une odeur de résine fraîche. La poupée était enveloppée de flammes et de fumée. En quelques secondes, le brasier s’est effondré, les braises des fagots ont sombré. La poupée n’était plus. À la place, il ne restait qu’un minuscule objet, qui brillait au milieu des cendres. Oreste le récupéra à l’aide du râteau et me le tendit. C’était une alliance très ancienne au dessin compliqué, jusqu’ici dissimulée sous la mitaine de soie blanche.

« Gardez-la, signora, me dit Oreste ; grâce à vous, elle ne souffre plus. »

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Références

“The Doll”. In For Maurice, Five Unlikely Stories. London : John Lane, The Bodley Head, 1927.

“The Doll”. rpt. What Did Miss Darrington See ? éd. Jessica Amanda Salmonson, New York : The Feminist Press, 1989.

Notes

1. Foligno : petite ville d’Ombrie (Italie, province de Perugia), sur les rives du Topino. Elle est très tôt le site de luttes de pouvoir : cité chrétienne elle est annexée à l’Empire romain après la bataille sur l’Esinus (295 av. J.-C.), et baptisée Fulginium. Les nombreux vestiges (temples, aqueducs, cirques, mobilier, statues – notamment un célèbre « Hercule » conservé au Louvre – ustensiles…) attestent la splendeur de la cité antique et des environs (sarcophages le long de la via Flaminia). En 565, la cité est annexée au duché de Spoleto (Lombardie), puis achetée par le Saint-Siège au VIIIème siècle. La cathédrale (1133), les trois églises (XIIIème siècle) et le monastère (xiiie siècle) de la ville, les nombreuses églises romanes des environs, contribuent à l’atmosphère religieuse, voire mystique du lieu. Le xive siècle est marqué par les luttes pour le pouvoir entre guelfes et gibelins : en 1305 les guelfes (menés par Nello Trinci) soutenus par le pape expulsent les gibelins (menés par Corrado Anastasi) jusque-là dominants, et gouverneront la ville jusqu’en 1439. Le règne de Nicolo Trinci est caractérisé par une vie culturelle florissante ; c’est là que fut imprimée la célèbre « édition de Foligno » de la Divine Comédie de Dante au xve siècle. Il s’achève dans le sang : Nicolo est assassiné en 1437, son frère Corrado III Trinci prend le pouvoir ; l’intervention militaire du pape Eugène IV met fin à sa tyrannie en soumettant Foligno au gouvernement papal. En 1860, Foligno est annexée au royaume d’Italie. Aujourd’hui encore, après les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale et le tremblement de terre de 1997, Foligno, important carrefour ferroviaire, joue son rôle de plaque tournante.

2. « On y trouve de magnifiques palais anciens » : parmi les plus importants, le palazzo Pretorio, le palazzo Orfini (xvie siècle), et surtout le palazzo Trinci avec ses halls décorés par Ottaviano Nelli, Gentile da Fabriano, etc., sa chapelle au plafond décoré (Vie de la Vierge Marie), les fresques de la salle adjacente (Histoire de Remus et Romulus) et du Hall de l’Astronomie et du Hall des Géants (portraits de personnages bibliques et scènes de l’histoire romaine).

3. Oreste : fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, frère d’Iphigénie dans les deux tragédies d’Euripide (Iphigénie à Aulis et Iphigénie en Tauride) qui inspirèrent Racine, Goethe et Gluck. L’opéra en quatre actes Iphigénie en Tauride créé à Paris en 1779 est le plus célèbre opéra de Gluck. L’action se passe pendant la guerre de Troie. Agamemnon ayant tué un cerf dans le bois sacré d’Artemis (Diane), celle-ci immobilise sa flotte ; l’oracle Calchas conseille au roi de sacrifier sa fille, Iphigénie. Diane la sauve en lui substituant une biche lors du sacrifice, et l’enlève en Tauride où elle en fait sa prêtresse. Quelques années plus tard, son frère Oreste, naufragé avec son ami Pylade près du bois de Diane, la retrouve, lui apprend que sa mère Clytemnestre a tué son père Agamemnon et que lui-même a tué Clytemnestre. Menacés de mort par le roi des Scythes qui craint pour sa vie, Oreste se sacrifie pour sauver son ami Pylade. Le frère et la sœur se reconnaissent au moment de mourir, mais seront sauvés par Pylade revenu avec les Grecs. Oreste est pardonné pour son matricide.

4. Matarazzo (ou Maturanzio) Francesco : auteur d’une Chronique de Perugia (1492 – 1503). Biblioteca Nazionale Centrale de Florence, RINASC. M 229.

5. Les Trincis : évêques du pape, ils s’emparent (menés par Nello Trinci) du pouvoir détenu par les guelfes et gouvernent la ville du xive siècle au milieu du xve siècle (1305 –  1439). Niccolo protège et accueille à sa cour des poètes (notamment le dominicain Federigo Frezzi, évêque de Foligno) et des artistes, mais il est assassiné et remplacé par son frère Corrado III Trinci.

6. Sainte Angèle de Foligno (1248 – 1309) : pénitente et écrivain d’Ombrie canonisée par le pape Innocent XII. Mariée très jeune, de tempérament épicurien, elle se convertit lors d’une crise morale survenue en 1285 à la suite « d’un péché si terrible qu’elle ne peut le dire au confesseur ». Elle dicte au père franciscain Arnold de Foligno le récit de sa conversion mystique (The Book of Visions and Instructions, 1598). Elle établit une communauté de sœurs à Foligno ; ses restes reposent en l’église Saint-François de Foligno, où des miracles, dit-on, eurent lieu.

7. Les Baglionis : tirant parti des luttes entre familles rivales au XIIIème siècle, cette famille noble détint pendant plus de deux siècles la seigneurie de Perugia. Parmi les plus illustres héros de la famille : Gian Paolo, qui défendit Perugia contre l’inimitié de César Borgia mais fut décapité pour conjuration par le pape Léon X en 1520 ; Malatesta II (1491 – 1531) son fils, qui défendit Florence avec seulement 100 hommes (1529) ; Astorre (1526 – 1571), poète et grand soldat qui défendit Famagouste contre les Turcs ; le grand peintre maniériste Cesare Baglioni (1550-1615). Signalons la présence des puissants et dangereux Baglionis dans la nouvelle « A Wedding Chest » de Vernon Lee.

8. César Borgia (1475 ? – 1507) : fils du pape Alexandre VI, César est le personnage le plus célèbre de la grande famille italienne d’origine espagnole des Borgia. « Duc du Valentinois (France), il chercha à se constituer une principauté héréditaire en Italie centrale. Homme d’état sans scrupules, il a servi de modèle au Prince de Machiavel. Sa sœur Lucrèce (1480 – 1519), célèbre par sa beauté, protectrice des arts et des lettres, fut l’instrument de la politique de la famille plutôt qu’une criminelle, comme le veut la tradition. » (Dictionnaire encyclopédique Larousse).

9. Jules II (Giuliano della Rovere, 1443 – 1513) : pape (1503 – 1513) « désireux de faire du Saint-Siège la première puissance italienne, il guerroie, casqué et botté, notamment contre les Français. C’est aussi un mécène fastueux et le protecteur de Bramante et de Michel-Ange à qui il commande son tombeau et Le Jugement Dernier de la Chapelle Sixtine » (Dictionnaire encyclopédique Larousse).

10. Sextus Propertius (Properce), (Ombrie v. 50 – v. 16 av. J.-C.) : très grand poète latin auteur d’Élégies (Cynthia, 29 av. J.-C.), membre du cercle de Mécène.

11. Albius Tibullus (Tibulle), (Pedum v. 55 – 19 av. J.-C.) : grand poète élégiaque latin (Delia, Nemesis), ami d’Horace et de Messala.

12. Antonio Canova (1757 – 1822) : sculpteur italien néo-classique dont l’influence fut considérable. La grâce, la pureté de contour et le poli caractérisent ses statues en marbre de Carrare (cf. Persée et Méduse, Cupidon et Psyche, Ebe, Dédale et Icare, Vénus, etc.).

13. Giudetta Pasta, née Negri (1797 – 1865) : diva italienne légendaire qui triompha dans les années 1820 grâce surtout à ses qualités dramatiques. Citée par Hugo, Balzac et Stendhal, elle est souvent comparée à la Malibran et à la Callas.

14. Lady Blessington, Comtesse de (née Margaret Power, 1790 – 1849) : célèbre pour sa beauté (voir son portrait par Thomas Lawrence), sa vie très romanesque, son esprit, son brillant salon, et ses romans (Grace Cassidy 1833, Confessions d’une Anglaise de qualité, 1839, Marmaduke Herbert, 1847, Mémoires d’une femme de chambre, 1846, etc.). Vendue en mariage par son père à l’âge de quinze ans à un officier déséquilibré, elle prend la fuite, épouse quelques années plus tard Lord Blessington, séjourne avec lui en Italie où elle se lie avec Lord Byron (Conversations with Lord Byron, 1832) ; devenue veuve, elle part avec le Comte d’Orsay à Paris où elle vit de sa plume, et meurt en exil.

15. Jean Auguste Ingres (1780 – 1867) : peintre français élève de David, il fut le chef de file de l’école classique face au Romantisme et a « transcendé les règles académiques par un génie souvent étrange » (Dictionnaire encyclopédique Larousse), cf. Le Songe d’Ossian, La Grande Odalisque, Le Bain Turc…

1 Response to “La poupée”, trad. par Sophie Geoffroy, d’après “The Doll” de V. Lee

  1. Pasquet says:

    Merci mille fois pour la publication en ligne d’une nouvelle si puissante, immédiate, incertaine. Vernon Lee apparaît comme un maître incontestable du fantastique où nous voilà insidieusement transformés de lecteurs en acteurs potentiels… Oui, une telle aventure pourrait nous arriver, puisqu’elle nous entraîne à voir si clairement ce que ses mots disent. Le feu libérateur et l’Alliance éternelle, or igné, voilà la trouvaille de l’inventeur en finale. Magnifique texte et splendide traduction. Merci aussi pour la qualité des notes de renvois qui cultivent nos horizons autour de ce bouquet.
    gp

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