Les aspects de “La poupée” (1927), par Alice Mussard

 La matière et la manière  fantastiques :

les aspects de  « La poupée » (1927) par Vernon Lee,

comme indices de lecture du texte

 Alice Mussard (PhD)

Université de la Réunion

La nouvelle « La Poupée » de Vernon Lee reproduit sous forme de monologue le récit incroyable d’une collectionneuse d’antiquités. A l’occasion de l’exploration d’un vieux palais, le regard de la narratrice croise celui d’une maîtresse de maison assise, de façon incongrue, dans une chambre de bonne, et vêtue, de façon tout aussi excentrique, selon la mode des années 1820. La visiteuse réalise presque simultanément que celle qu’elle vient de prendre pour une véritable comtesse est en réalité une poupée aux dimensions humaines, semblable à celles des musées Grévin et Mme Tussaud’s. Subjuguée, la narratrice ne cesse de penser à cette rencontre. Une relation très intime, basée sur la connaissance intuitive et la communication télépathique, s’instaure dès lors entre les deux femmes. Compatissant avec les déboires de la femme-objet, la collectionneuse rachète la figure de cire et la livre aux flammes.

Au fil de la nouvelle, et jusque dans le résumé que nous venons d’esquisser, nous ne pouvons manquer de relever l’ambiguïté du terme qui désigne la protagoniste : la « poupée ». D’après le Petit Larousse illustré ([i]), ce terme désigne « une figurine costumée ». Toutefois, une acception péjorative nous renvoie à une « femme jolie, coquette, mais futile et un peu sotte ». Qu’incarne donc cette héroïne éponyme et quel(s) visage(s) donne-t-elle à la nouvelle ? Vers quel type de lecture du texte la poupée oriente-t-elle le lecteur ? Peut-on établir un parallèle entre le corps de la poupée et le corps de l’œuvre ?

En premier lieu, nous verrons que la substance cireuse, fantastique, dont est pétri le récit est une matière propice aux résurgences des angoisses existentielles. Nous mettrons ensuite l’accent sur la réflexion artistique dont s’accompagne la nouvelle. Pour finir, nous postulerons qu’à travers cette nouvelle transparaît le discours critique de Vernon Lee sur la société des XIXème et début du XXème siècles, une organisation sociale patriarcale qui étouffe la créativité de la femme.

I- Le visage cireux, symbole métapsychique des problèmes existentiels

A- Les adultes-enfants : le mythe d’une maturité jamais atteinte

Lorsque la Comtesse entame sa vie conjugale, elle n’est encore qu’une femme fraîchement sortie du couvent. Tout juste nubile, elle semble rapidement débordée par une vie maritale pour laquelle son éducation religieuse ne l’a pas préparée. Ces circonstances nouvelles ne concourent pas à son épanouissement. Une sexualité prématurée, à caractère pédophile donc, ne peut être que débilitante et finit logiquement, sur le plan narratif, par l’extinction du personnage de femme-enfant, précipité dans un tourbillon d’événements et de découvertes qu’il n’est pas en mesure d’engranger. Malgré les expériences maritales qu’elle traverse, la Comtesse conserve cette identité infantile in articulo mortis, immortalisant en mourant le paradoxe insurmontable de sa condition de mère-enfant.

L’attitude du mari semble avoir contribué pour beaucoup, sinon entièrement, à l’interruption du processus de maturation physiologique et psychologique de sa femme, fût-ce symboliquement. En admirant l’esthétisme de cette enfant somptueuse comme on apprécie la toile d’un grand maître, l’ingéniosité dans l’agencement des couleurs et l’harmonie des courbes, il a figé sa femme à jamais dans une forme représentative d’elle-même. Même vivante, elle n’est déjà plus qu’un portrait, c’est-à-dire une version paralysée d’elle-même. Elle ne sera désormais autre que cette figure juvénile éternelle aux yeux de son mari. Notons que le pouvoir infantilisant du regard masculin est un motif récurrent dans la nouvelle. La narratrice redevient elle-même une enfant sous le regard d’Oreste tandis qu’elle lui fait part de son intention de se procurer la Poupée. Elle se sent soudain toute petite puisqu’elle attend son aval, comme on attend avec appréhension l’approbation paternelle, avant de pouvoir acquérir la poupée de ses rêves. Ce processus régressif, d’involution pourrions-nous dire, met d’autant la narratrice au supplice que l’autorisation tarde à venir. Les yeux songeurs et pleins de sagacité d’Oreste découpent autour de son amie un cadre qui l’englobe toute entière dans sa réflexion. Ce processus, qui a lieu un bref instant, donne à la représentation mentale que compose sciemment Oreste les allures d’une prise photographique. Pour la seconde fois, la femme est transformée en portrait, pétrifiée par l’homme de façon relativement durable, toute une vie pour la Comtesse ou l’espace d’un moment interminable pour la narratrice : le regard de l’homme défie le temps. Ainsi, les personnages de Vernon Lee prennent à contre-pied le mythe de la Méduse. Ce n’est plus la femme-phallique aux cheveux serpentant qui réifie le héros d’un regard foudroyant. C’est l’homme qui, par son regard de connaisseur, confère à la femme le caractère immuable d’un objet d’art. Cette égalisation de la femme et du chef-d’œuvre, ce nivellement, rappelle le cas d’Isabel Archer dans le travelogue de Portrait de femme [Campion, 1996]. La jeune voyageuse devient, pour l’un de ses soupirants, un certain Gilbert Osmond, la copie miniature de la Vénus de Botticelli, une perle posée au creux d’un coquillage et confiée à ses bons soins. Le Comte de « La Poupée », pour sa part, a voulu voir en sa femme La Madone du peintre Jean Auguste Dominique Ingres. C’est ainsi qu’il a ordonné qu’elle soit représentée après sa mort, et la narratrice ne manque pas d’établir la ressemblance patente. Classée de la sorte au rang des beautés classiques, la Comtesse défie le temps et esquive les atteintes de la vieillesse. N’est-il pas logique qu’elle meure en son état de parturiente, pour ne pas faillir à son image parfaite et laisser entrevoir, post-partum, un corps déformé des suites de l’accouchement ? Les premières imperfections de cette figure divine ne la feraient-elles pas chuter du piédestal sur lequel son mari l’a placée avec tant de soin ?

A travers son histoire malheureuse, la Comtesse apparaît comme une enfant sacrifiée au profit du Comte. Ainsi que l’explique Sophie Geoffroy-Menoux, l’enfant malheureux, chez Vernon Lee, est symboliquement englouti dans des refuges aux dehors régressifs : « [I]l existe chez Vernon Lee deux sortes d’enfants, les enfants heureux, beaux, libres, nus, païens (comme Dionea) et les autres, solitaires, désemparés, imaginatifs (comme Benvenuta ou Alberic)… Ceux-là demeurent dans leurs cellules, écrins, alcôves et autres grottes ou niches fœtales, ou bien encore prisonniers de leurs tableaux ou tapisseries-mondes » ([ii]). La nouvelle qui nous intéresse ne fait pas figure d’exception. L’armoire fait office d’une fausse grotte utérine d’où la Poupée est constamment expulsée, puis remisée. Ces manipulations contradictoires font d’elle, au sens propre comme au sens figuré, le jouet des humeurs de chacun. La Poupée est une sorte d’enfant-placard, esclave des bons plaisirs de ses propriétaires successifs, soumise aux aléas de leurs humeurs fantasques.

Le mari peut également être comparé à un enfant qui voit en son épouse-poupée une figure maternelle encline à recueillir ses larmes. Bien peu désireux d’élever son enfant après le décès subit de cette dernière, il envoie son fils dans un lointain pensionnat. On peut s’étonner de l’abandon du nouveau-né, fils de la Comtesse, chair de sa chair, symbole vivant de l’amour entre les époux séparés, fruit d’une union qu’il sera désormais impossible de renouveler. Plusieurs hypothèses peuvent être soulevées pour expliquer ce rejet radical, soit que le père ait reporté sur son fils la responsabilité du décès de son épouse, soit qu’il se soit senti trop submergé par son chagrin pour s’occuper de tout autre que lui-même, soit, enfin, qu’il n’ait jamais désiré qu’un enfant mette en péril sa relation fusionnelle avec la Poupée. Mais on peut postuler que la raison profonde de cette répudiation est qu’il n’est encore lui-même qu’un père-enfant, qui a besoin du giron maternel, ou de son substitut symbolique, pour soulager sa peine. Ainsi se transmet le poids d’une névrose familiale de génération en génération. Le fils de la Comtesse, ayant vécu comme un orphelin et ruminé sa rancœur pendant de longues années d’internat, revient, vindicatif, détrôner son père indigne. Une lignée de mauvais pères et de mauvais fils s’établit, jusqu’au petit-fils de la Comtesse qui ne fait que peu de cas des valeurs familiales. Celui qui vendra sans scrupules la Poupée à la narratrice est décrit avec mépris par Oreste comme un homme vénal, sans principes, prêt à vendre père et mère – ici, de façon symbolique, sa grand-mère – pour un peu d’argent. Cette famille éclatée manque de cohérence, à commencer par ce Comte qui fait passer sa Poupée avant son fils.

En définitive, le fait d’avoir choisi de fabriquer d’après le modèle de sa femme véritable cette poupée géante donne une résonance infantile aux rapports conjugaux. Il ne s’agit pas d’une relation entre adultes, mais entre un enfant et un adulte. Les rôles sont d’ailleurs interchangeables. Si la Comtesse est décrite elle aussi comme une enfant, sa « première mort » lève la malédiction en faisant d’elle une figure maternelle. Ayant été jusqu’au bout de sa vie de femme, elle peut alors mourir pleinement.

B- Le drame de l’amour impossible : la fracture des couples 

« La Poupée » est l’histoire d’un amour tragique. La Comtesse, qui aime pourtant son mari avec passion, se trouve dans l’incapacité de faire état de ses sentiments. Cette inaptitude devient rapidement source d’un complexe d’infériorité et se transforme en blocage. L’épouse frustrée nourrit du ressentiment envers elle-même. Son amour-propre endolori, son manque de confiance en elle, font des déclarations d’amour de son mari une cause de douleur constante. Ce dernier, néanmoins, s’accommode fort bien du mutisme de sa femme. En monopolisant la parole, il transgresse les règles élémentaires qui sous-tendent à la conversation. Théoriquement, « [l]a prise de parole s’organise de façon à ce que plus d’une personne ait l’occasion de parler […]. De façon caractéristique, les participants se mettent d’accord pour savoir qui parle quand et à quel moment un locuteur cède sa place à la personne suivante » ([iii]). Le Comte, en ce qui le concerne, refuse de laisser parasiter son discours par une quelconque interruption. Nous pouvons supputer que toute réplique de son épouse aurait, à ses yeux, rompu le charme de sa palabre. En agissant de la sorte, il utilise sa compagne comme un miroir de lui-même. Il peut s’enorgueillir de sa propre faconde, puisqu’elle lui renvoie pour toute réponse l’écho élogieux de sa propre voix. Le Comte éprouve une grande satisfaction narcissique à s’écouter parler. Il se repaît des sons de sa voix, séduit par ses propres talents d’orateur, sourd à la crise muette que traverse sa femme. Ainsi, l’amour prétendu du Comte pour son épouse relève d’un sentiment égocentrique qui fait boucle sur lui-même.

Alors que les deux partenaires n’ont vécu ensemble que très peu de temps, un drame survient. La Comtesse perd la vie et son mari, fou de douleur, fait construire une poupée à son image, avec laquelle il entretient le même type de relation exclusive. Sa situation fait penser au poème « Mon Rêve familier » ([iv]) de Paul Verlaine, où le poète voit régulièrement pendant son sommeil une femme insaisissable dont il est follement épris. Comme si cette femme n’était pas suffisamment inaccessible, elle est décrite comme une statue du fait de son regard que l’on devine vitreux, et comme une morte puisque son nom est « doux et sonore / Comme ceux des aimés que la Vie exila », et que sa voix « a / L’inflexion des voix chères qui se sont tues ». De surcroît, puisqu’elle appartient à l’univers onirique, aucun contact charnel avec elle n’est réellement envisageable. Un second exemple emprunté au domaine cinématographique pourra étayer ce type de déchirement dans la relation amoureuse. Dans le long-métrage Laura [Preminger, 1944], le détective McPherson mène l’enquête sur le meurtre de l’héroïne. Fasciné par le portrait qu’il découvre dans son appartement, le jeune homme tombe amoureux de la disparue. En choyant la Poupée, le Comte persiste à entretenir le même type de relation impossible avec un être qui, nonobstant ses efforts désespérés, n’est plus de son monde.

C- L’angoisse de la mort et le fantasme de vie éternelle

1­- Oreste, l’homme immortel

Oreste, personnage caractérisé par sa longue barbe et sa cape, est un personnage sans âge aux allures de prophète. On l’imagine sans peine sous les traits de Gollum dans Le Seigneur des anneaux [Jackson, 2003] : la chevelure retombant dans le dos, la barbe sur la poitrine, attributs archétypiques du sage. Oreste a accumulé des connaissances encyclopédiques qui rivalisent d’ampleur avec le savoir druidique. Sa sagacité ne semble avoir d’égal que son érudition. Ses facultés de mémorisation phénoménales contrastent avec les approximations de la narratrice qui, incapable de se remémorer ses enseignements, est incapable de distinguer Properce de Tibulle. Les représentations mentales d’Oreste, en revanche, sont tellement précises, qu’elles donnent à croire qu’il a été le témoin oculaire des événements qu’il relate. Son omniscience et son ubiquité font de lui un personnage qui, ayant acquis une forme d’immortalité, traverse les époques. Oreste est une forme sublimée des appétits humains gargantuesques de connaissance et de longévité.

2- La poupée, forme de résurrection humaine   

L’ambivalence de la Poupée fait d’elle un personnage inquiétant, d’autant que cette dualité se glisse jusque dans les moindres détails qui concernent sa description. C’est ce que révèle une analyse linguistique du texte. L’expression « la Poupée » ne désigne l’entité ni comme un objet – ce que souligne l’emploi de la majuscule –, ni comme un être animé – ce qu’indique l’emploi de l’article défini. La Poupée est un être inclassable, coincé entre deux états (vie ou mort), entre deux formes (corps de femme ou corps de poupée), entre deux lieux (la chambre de bonne ou le placard), entre deux formes linguistiques (nom propre ou nom commun). La réalité de son être est si extraordinaire, tellement contre-nature, qu’elle est indicible, si ce n’est par l’association aberrante, grammaticalement invalide – et pourtant justifiable – de la majuscule et de l’article.

L’aspect physique de la poupée se construit sur la même ambiguïté. Au premier regard, elle se présente comme une femme distinguée au port altier. Au second, elle n’est déjà plus qu’une imposture, une caricature de femme réalisée à la va-vite, les détails de la finition ayant été bâclés. Les cheveux sont mal peints, le front ceint d’un fichu forme un triangle sévère sur le visage et un trou figure à l’arrière de la tête. En allant plus loin, nous pouvons cependant défendre l’idée que les formes géométriques du visage et du crâne, tout en réifiant la poupée, accentuent son faux-air humain. Ce trou à l’arrière de la tête, mentionné par deux fois, fait songer à la plaie béante qu’aurait pu laisser une balle ou la marque hideuse d’une trépanation. Ce détail dont la morbidité est irrécusable transforme la poupée en un monceau de souffrance, un être condamné à une agonie perpétuelle. Le corps de la poupée se fait le théâtre d’un affrontement entre la vie et la mort, à mi-chemin entre souplesse et hiératisme, entre motricité humaine et répétition mécanique. De fait, œuvre de génie, la Poupée mime les gestes humains grâce à l’aide d’une assistante. Le changement de position des bras et le croisement des jambes sont opérés par une servante qui tient lieu de marionnettiste. Toutefois, la Poupée agit également de façon autonome. L’agitation du pied perdure, curieusement, bien après que sa jambe ait été touchée. La Poupée prend alors les allures d’un automate dont le branlement machinal a la régularité d’un métronome. Mais son aspect robotique est parfois questionnable, portant à croire que le balancement incessant du pied répond à une agitation  nerveuse. Il faut dire que la Poupée adopte parfois des attitudes étrangement humaines. Femme de lettres, elle parcourt son journal, à l’instar de la narratrice qui lit le soir les chroniques empruntées à Oreste. Pour Hubert Desmarets, « ce qu’il y a de ‘fantastique’ dans l’histoire de créatures artificielles tient peut-être à sa faculté simultanée de s’effacer entièrement devant ce qu’elle représente et de ne figurer qu’elle-même. Tout comme les poupées de Bellmer génèrent le fantastique en affichant simultanément l’aspect de la vie humaine et la radicale impossibilité de leur corps fabriqué » ([v]). C’est ainsi que les couleurs qui se dégradent sur le corps sans vie de la poupée font ressortir un « quelque chose de vivant » qui met en mouvement la matière inerte. La robe de satin et le corsage, à l’origine blancs, sont devenus gris. D’autres variations sont beaucoup plus inquiétantes, étant plus prononcées (la soie blanche devenue noire), ou difficiles à expliquer (le fanchon noir a viré au rouge). De façon générale, les couleurs des vêtements se sont assombries comme si la poupée en vieillissant prenait non pas des rides – ces rides si caractéristiques de l’être mortel et périssable –, mais des teintes ombrageuses, lugubres et parfois sanglantes. A la fin de la nouvelle, la robe a repris une couleur blanche, étincelante, en accord avec l’humeur de la Poupée. Elle semble se réjouir intérieurement de ce que son vœu soit sur le point d’être exaucé. Etant donné que l’expression de son visage n’est pas modulable, ce sont les variations de couleurs qui reflètent ses états d’âme. Cloîtrée dans son palais, la Poupée a dépéri comme la plante privée de soleil. Au grand air, elle éprouve un immense bonheur et retrouve les couleurs chatoyantes de la vie. Très symboliquement, le paysage autour d’elle renaît d’une nuit noire pour fourmiller de couleurs. Le soleil se lève dans un ciel parfaitement bleu, les montagnes qui s’y découpent son d’un bleu embué. Les vignes sont jaunes, les pêchers chargés de fruits rougissants. La rosée fait étinceler l’herbe, touche finale de ce tableau de maître, conférant au paysage les connotations printanières de fraîcheur et de renouveau. Ce décor reporte sur l’épilogue ses caractéristiques positives. Il faut reconnaître que l’épisode du bûcher comporte en soi toutes les apparences d’une mise à mort moyenâgeuse. Cette section du texte, au demeurant, semble soulager le récit de ses lignes de tension, en même temps que la Comtesse transcende sa condition de Poupée. Comme le note Gaston Bachelard, « le feu suggère le désir de changer, de brusquer le temps, de porter toute la vie à son terme, à son au-delà » ([vi]). De fait, le brasier va permettre à la Poupée d’accéder à l’étape finale de sa mort trop longtemps différée. Bachelard conclut que « primitivement, seuls les changements par le feu sont des changements profonds, frappants, rapides, merveilleux, définitifs » ([vii]). Le feu est en somme libérateur. Il sublime la mort en délestant la Poupée de ce corps reconstruit qui l’étouffe. Oreste et la narratrice procèdent à un acte euthanasique en délivrant la femme de cette cire qui pèse sur elle comme une chape de plomb. Cette fois, la Comtesse est bien morte et c’est un soulagement.

Nous devons ajouter qu’il y a quelque chose d’horrifiant, de subversif, à avoir ressuscité la Comtesse. En cherchant à refouler le spectre de la mort, le Comte a créé un être hybride dont la nature est indécidable. Il rappelle à notre souvenir les nombreux apprentis sorciers de la littérature. Tel Frankenstein ([viii]), il a reconstitué une sorte de monstre à partir de restes humains (les vêtements originaux de la défunte, sa bague, ses cheveux). Il évoque, en outre, la logeuse de Roald Dahl ([ix]), cette directrice de pension qui tue ses jeunes victimes les unes après les autres avant de les empailler et de les disposer dans son établissement. Perroquet, basset allemand, jeunes hommes séduisants sont tous transformés en êtres de paille, sortes d’épouvantails qui ressemblent, à s’y méprendre, à des êtres vivants. Etre hybride, créature de l’entre-deux-mondes, la Poupée est pareille à ces fétus de paille dont le corps est embaumé afin de donner l’illusion de la vie. Son esprit est, dans cette optique, emprisonné dans un corps inadéquat, tel l’esprit Ariel dans l’œuvre de Shakespeare, retenu par la sorcière Sycorax dans un arbre ([x]). La poupée se retrouve dès lors dans un état transitoire entre la vie et la mort, et ne peut manquer d’évoquer la nouvelle d’Edgar Poe où le narrateur hypnotise un mourant, éternisant le moment bref de son agonie ([xi]). La Poupée apparaît alors comme un être supplicié, pareil à ce Monsieur Valdemar que l’on empêche d’accéder à la mort, seule délivrance imaginable d’une vie arrivée à son terme. Le trou à l’arrière de sa tête fait d’elle une moribonde dont on proroge la douleur. L’armoire dans laquelle elle est reléguée est une tombe régulièrement profanée sous prétexte de rituels de dépoussiérage. Ainsi, la Poupée ne trouve pas plus de quiétude à être femme qu’à figurer en tant que réincarnation d’elle-même. Elle est à chaque fois destinée à une vie végétative, à cette « [a]ttente figée que l’on retrouve à la même époque jusque dans les arts graphiques, chez les poupées de Bellmer ou les mannequins de Chirico, dans les collages d’Ernst, Hausmann et Paolozzi : rarement l’idée d’ ‘art fantastique’ a été plus justifiée que par ces effigies, tendant à qui les contemple un miroir réifiant » ([xii]). Au regard de ces éléments, cette nouvelle se construit sur le fantasme de vie éternelle et symbolise l’incapacité humaine à faire face à la mort. L’instinct de survie, poussé à l’extrême, ne sauvegarde qu’une forme de vie dégradée, et soulève des problèmes éthiques tels que la mutilation du cadavre dont on prélève les attributs (ici, la chevelure). Didier Anzieu note que « l’homme – on a en effet noté combien jusqu’à présent il y a parmi les créateurs plus d’hommes que de femmes – trouverait une compensation à son incapacité naturelle d’enfanter en mettant au monde des productions culturelles, aptes à plus ou moins survivre par elles-mêmes, comme une illusion, ou un symbole, de descendance » ([xiii]). En effet, la filiation entre le Comte et sa Poupée est plus distincte que celle qui l’unit à sa progéniture véritable. Le Comte est davantage celui qui a conçu un être de cire mobilisant toute son attention plutôt qu’un être de chair et de sang, son propre fils, dont le sort l’indiffère. En définitive, la pérennité de la création artistique devient une façon pour l’homme de triompher de la mort. Pour reprendre les termes d’Anzieu, « [c]réer serait une façon de lutter contre la mort, d’affirmer une conviction d’immortalité » ([xiv]). L’homme transcende jusqu’à son humanité dans l’acte de création. Il s’égalise alors avec les dieux, pour le meilleur ou pour le pire.

II – Le magnétisme de la poupée, allégorie du pouvoir de séduction de l’œuvre artistique

 A – Un déséquilibre manifeste dans l’utilisation des sens

 1 – L’interdit du toucher et la sacralisation de l’œuvre d’art

Comme si l’un et l’autre appartenaient toujours à des mondes différents (l’un au monde réel, l’autre à celui des fantômes), le Comte et sa femme sont l’un pour l’autre intouchables. Cette séparation des corps est si radicale que leur enfant semble le fruit d’une immaculée conception. L’aspect virginal de la Comtesse est poussé à l’extrême avec sa transformation en Poupée. D’une part, elle est créée à l’image de la Madone d’Ingres. D’autre part, son mari la place dans un boudoir, telle une statue dans une chapelle privée. Il n’autorise d’ailleurs l’entrée de ce lieu sacré à personne. Son sanctuaire devient un véritable lieu de pèlerinage. Le lecteur imaginera sans peine le Comte agenouillé, le visage inondé de larmes, confiant sa peine à la Poupée comme un croyant adresse ses prières à une divinité dans l’espoir qu’elle les exauce. Cette déification laisse sous-entendre l’interdit du toucher qui frappe l’homme et la femme dans la société victorienne, dans la veine du principe christique du noli me tangere. Anzieu explique que la répression des sensations haptiques a pour objectif de parer à une sollicitation des zones érogènes qui aurait pour corollaire la perte du contrôle de soi : « l’interdit du toucher met en garde contre la démesure de l’excitation et sa conséquence, le déferlement de la pulsion » ([xv]). Par mesure préventive, le contact avec la peau est par conséquent, sinon évité, du moins étouffé. Un chiffon tient lieu de surface de séparation entre les corps lors du dépoussiérage, et jamais, semble-t-il, un personnage n’osera épousseter la Poupée du bout des doigts. Le danger du toucher est latent, guettant les plus audacieux. Il est signalé sous la forme d’une anecdote à valeur de parabole lorsque la servante de la narratrice laisse tomber un objet précieux et l’ébrèche. Les formes de manipulation constituent des actes profanes qui aboutissent systématiquement à des événements désastreux. Outre l’histoire de l’objet endommagé que nous venons de mentionner, un second épisode étaye le fait que la pulsion du toucher, non réprimée est préjudiciable. La servante qui sert de guide à la narratrice se rend coupable d’incorrection lorsqu’elle intime un mouvement de vie à la Poupée. Face à cette impudence, la narratrice, outrée, la traite intérieurement de sorcière. La manipulation fait de la Poupée une marionnette, un pantin désarticulé qui n’a aucune maîtrise sur son propre corps. La Comtesse est, de façon répétitive, dépossédée de son corps : par cette servante audacieuse, par son fils qui lui arrache la vie en naissant, et par ce mari qui la recompose pour son propre compte. C’est sans doute le Comte qui pousse l’interdit du toucher aux frontières du tolérable, en manœuvrant dans le domaine de la thanatopraxie. On ose à peine imaginer dans quelles conditions les cheveux formant la perruque de l’être de cire ont été prélevés de la dépouille. Cette poupée avec de vrais cheveux rappelle les effigies vaudou, utilisées en magie noire pour infliger la souffrance. La Comtesse a ainsi subi la manipulation jusque dans ses chairs, ayant été refaçonnée, de sorte qu’elle n’est ni tout à fait elle-même, ni tout à fait une autre, mais plutôt une étrangère à son propre corps, conçue pour le plaisir des yeux.

2 – Le surinvestissement visuel

Tous les personnages de l’histoire ont succombé à un moment ou à un autre au charme de la Poupée, seule arme effective dont celle-ci dispose. Ses yeux grands ouverts, notamment, ont sur la narratrice un pouvoir hypnotique qui modifie le comportement habituel de cette-dernière. Aimantée par le regard singulier d’un être-objet, la collectionneuse utilise la ruse pour fausser compagnie à ses accompagnateurs et se retrouver seule avec la Poupée. Cette pulsion scopique attirant irrésistiblement l’humain vers l’être sans vie peut nous amener à établir un parallèle entre « La Poupée » et « L’Homme au Sable » de Hoffmann. Dans cette nouvelle, un jeune étudiant, Nathanaël, s’éprend d’Olympia, qu’il prend pour la fille d’un professeur d’université. Il s’agit en réalité d’un automate créé pour paraître humain. Comme dans la nouvelle qui nous intéresse, la ressemblance est confondante et le protagoniste se laisse piéger, quand bien même il entrevoit la supercherie. En effet, la fixité du regard dément la supposée humanité de la créature mécanique : « c’était comme si elle eût dormi les yeux ouverts » ([xvi]) commente Nathanaël, perplexe, mais toujours crédule. Quand bien même le regard persistant horrifie le jeune homme, il refuse d’admettre la duplicité de sa bien-aîmée : « [l]es yeux seuls lui semblaient singulièrement fixes et comme morts ; mais plus il regardait à travers la fenêtre, plus il semblait que les yeux d’Olympia s’animassent de rayons humides » ([xvii]). Le regard cristallise le pouvoir de séduction des êtres ambivalents – ici, de la femme-automate et de la poupée humaine. En effet, dans « La Poupée », l’attirance de la narratrice ressemble à un coup de foudre, où l’essentiel du pouvoir de séduction s’articule autour du regard.

Le besoin de voir la Poupée est tellement impérieux, qu’une servante se permet d’improviser un show pour le bon plaisir de la narratrice. Esclave d’un spectacle grotesque lorsqu’elle est manipulée, la Poupée n’est pas loin de la bête de cirque, assimilée à l’animal savant ou à l’homme-éléphant ([xviii]), un être curieux que l’on exhibe dans l’attente d’une gracieuse récompense. Nous remarquerons que la Poupée n’a de cesse d’être monnayée. Son mariage, en premier lieu, laisse supposer qu’elle était pourvue d’une dot. Par la suite, la narratrice la rachète au petit-fils du Comte, personnage vénal entre tous. La femme, le portrait ou la Poupée sont des propriétés que l’on peut acquérir. De la même façon que Gilbert Osmond fait de son épouse un bibelot parmi tant d’autres, le Comte fait de la Poupée un objet de collection qui finit par passer au second plan, sa passion de numismate ayant repris le dessus. A ce titre, il rejoint Frédéricks, du roman de John Fowles ([xix]), collectionneur, lui aussi, en sa qualité de lépidoptérophile. Comme le Comte, il arrache à la société la femme qu’il aime, de manière à l’avoir pour son attention exclusive. Il organise son kidnapping et séquestre sa captive dans la cave d’une maison de campagne. La femme, ainsi coupée du monde, fait l’objet d’un culte de l’apparence. Nous pouvons présumer que ce type de relations qui ne passent que par le regard génère un complexe de Tantale. Tandis que les pulsions du toucher sont contrariées, le fossé entre les êtres se creuse. Le surinvestissement du visuel devient paradoxalement, pour le Comte, source d’aveuglement. Quand bien même il regarde sa femme, il ne la voit jamais réellement. Comme le souligne Clément Rosset, il n’y a de pire aveugle que le voyant qui élude ce qu’il a sous les yeux dans l’acte de voir : « [l]’aveuglé est incurable non d’être aveugle, mais bien d’être voyant : car il est impossible de lui ‘refaire voir’ une chose qu’il a déjà vue et qu’il voit encore. Toute ‘remontrance’ est vaine – on ne saurait en ‘remontrer’ à quelqu’un qui a déjà sous les yeux ce qu’on se propose de lui faire voir » ([xx]). Le surenchérissement visuel, couplé à l’appauvrissement des autres sens – le déni obstiné des sens tactiles et auditifs notamment – empêchent le Comte de connaître sa femme. Celle dont il est le plus proche restera à jamais une parfaite inconnue.

B – La poupée vivante, métaphore du génie artistique

Dans l’imaginaire collectif, la reproduction artistique capture tout ou partie de ce qui est vivant. En d’autres termes, l’artiste dérobe un peu de vie au modèle pour l’injecter dans son œuvre.  Rapportant ce constat à des domaines périphériques, on peut dire que la photographie, comme la confection de la Poupée, est un processus d’immortalisation. L’individu pris en photo (au sens de capturé) devient, comme la Poupée, un objet-fétiche prélevé sur le réel. La nouvelle est une réflexion sur la création artistique qui compose avec le réel (la vraie chevelure, le vrai anneau d’or, les vrais vêtements) pour produire un réel aussi vrai que nature et quasiment vivant, tel le tableau mystérieux de Gogol. Dans sa nouvelle intitulée « Le Portrait », un jeune artiste dénommé Tchartkov fait l’acquisition d’une toile représentant un vieil homme peint avec un tel talent qu’il en paraît vivant ([xxi]). Peu à peu, il semble en mesure de faire des allées et venues constantes entre le monde bidimensionnel de sa toile et le monde extérieur. Malgré tout, toute représentation est représentation de la mort. Ainsi, Barthes appelle l’être photographié : « le Spectrum de la Photographie, parce que ce mot garde à travers sa racine un rapport au ‘spectacle’ et y ajoute cette chose un peu terrible qu’il y a dans toute photographie : le retour du mort » ([xxii]). La Poupée est une semblable revenante. Elle symbolise le paradoxe de l’être : être réellement vivant, et morte en sursis.

De plus, la Poupée peut être envisagée comme un symbole métafictionnel de la création artistique et littéraire qui soulève de fortes émotions. Comme la femme-poupée communique avec la femme-narratrice, l’œuvre d’art, celle qui nous séduit, nous parle sans avoir besoin d’être verbalement explicite. Elle trouve en nous un écho, ou, plus exactement, nous voyons en elle un miroir de nos expériences personnelles. Nous projetons en elle notre compréhension du monde, nous l’épaississons de notre ressenti. Ainsi, la narratrice semble entendre chez la Poupée le cri muet d’Edvard Munch ([xxiii]), qui l’englobe dans les cercles concentriques de ses vibrations, comme le spectateur du tableau, d’une façon très intime. Si la narratrice est sensible à cette détresse non-articulée, c’est sans conteste qu’elle s’y reconnaît.

C- Les maux de l’aphasie transcendés par la création littéraire

La femme, qu’elle soit poupée, portrait, Comtesse ou narratrice, ne fait jamais part de ce qu’elle ressent à son mari. Comme Ada dans La Leçon de piano [Campion, 1993], la Comtesse renonce à l’usage de la parole faute d’être écoutée par son époux. De façon étrangement similaire, la narratrice n’a pas l’impression qu’il soit possible de communiquer avec son partenaire. Délaissée, elle voyage seule. Incomprise, elle réserve ses confidences à des oreilles plus sensibles. Pourtant, l’homme n’est pas foncièrement mauvais. Le mari de la Poupée, dépeint comme un idéaliste sentimental et faible, suscite la compassion. De même, le mari de la narratrice est un être charitable, débonnaire. Malgré tout, la conversation entre maris et femmes est empêchée, le dialogue irrévocablement rompu. La narratrice ne peut se soulager de son récit sur la Poupée auprès de son mari – pire que de manquer de compréhension ou d’intérêt pour son histoire, ne risquerait-il pas de prendre son épouse pour une folle ? Quant au Comte, hypervolubile, il écrase sa femme sous le poids de son éloquence. Cette logorrhée ou verbomanie creuse chez son épouse une incapacité à s’exprimer. Bâillonnée par des monologues sans fin, la Comtesse se sent diminuée. Elle se retire dans une forme d’existence préverbale, aphasique, qui se rapproche d’un comportement autistique. Par voie de faits, sa « première » mort ne fait pas de différence audible. De femme sans voix, elle devient Poupée aux lèvres immobiles. La parole exprime notre capacité à concevoir et à encoder des pensées ; elle est signe de l’intelligence humaine. Mais surtout, sur le modèle de la logique cartésienne du cogito ergo sum, elle atteste de notre existence au monde. Quelque soit ce que nous disons, nous disons toujours – et avant tout – que nous sommes.  Parler, c’est apporter la preuve matérielle que le « je » est, a conscience d’être et exploite ce potentiel. La parole nous rend capable d’agir sur le monde. En tant que telle, l’expression orale fait de nous des êtres parlant, pensant, agissant et progressant. Ne pas parler, c’est non seulement refuser le privilège de se faire entendre, renier un droit fondamental, mais aussi renoncer à l’existence. La mise à l’écart de la parole a une incidence mortifère évidente. La Comtesse n’est-elle pas, de son vivant, une sorte de fantôme, tel l’auditeur mystérieux de la narratrice qui jamais ne se manifeste verbalement ? La Comtesse n’a-t-elle pas été mise à mort, littéralement noyée sous un flot de paroles ? Son propre fils ne lui a-t-il pas porté le coup de grâce en poussant le cri fatal du nouveau-né, premier signe d’une loquacité masculine qui allait la saisir à la gorge, tout comme l’expressivité débordante du mari l’avait étouffée?

La Poupée est marquée à jamais par cette expérience traumatique, qui lui laisse une cicatrice visible. Le trou que son créateur e eu l’indécence de laisser à nu à l’arrière de sa tête semble témoigner d’une désinvolture sadique du confectionneur. Elle symbolise une forme de castration ou, pour être plus exact, un forage, une lobotomie qui met en danger le cerveau, site du langage, de l’intellect et des fonctions motrices. Ce trou est donc une perforation du Moi-Peau, une effraction de l’intégrité de la Poupée. Sophie Geoffroy-Menoux observe que « [c]hez Vernon Lee, en raison de l’interdit du toucher, le moi-peau ne fournit pas à l’enfant l’enveloppe psychique et physique protectrice nécessaire, ce qui se traduit par la récurrence extraordinaire du thème de la peau martyre » ([xxiv]). Cette écorchure est à mettre en relation avec le fantasme de peau commune mère-enfant qui est resté inassouvi. La Comtesse a été très tôt privée de l’étreinte maternelle pour être confiée aux soins d’une institution religieuse. Cette séparation de l’enfant et de la mère est vécue comme un arrachement dont la peau porte les stigmates. Cet orifice emblématique suppose, de surcroît, que la féminité de la poupée fait obstacle à son intellectualité et la discrédite en tant qu’être spirituel.

Mise sous pression, la Poupée, de son vivant, est dans l’incapacité de formuler des pensées claires, qui demeurent à l’état embryonnaire. Qu’à cela ne tienne, elle communique avec la narratrice au-delà de la parole, par processus télépathique. La narratrice prend le relais pour faire connaître de telles pensées mot pour mot à son interlocuteur, des pensées qui seront finalement transmises oralement à un interlocuteur discret et couchées sur papier. A travers ce récit par procuration, cette autobiographie mue en mini-biographie, la Poupée surmonte son mutisme. L’écriture est à la fois thérapeutique et libératrice. La création littéraire, tel le feu vivifiant qui embrase le bûcher, est un processus de sublimation. La verve créatrice est ce jaillissement de flammes dévorantes, cette énergie brûlante, la création ce travail d’orfèvre qui fait ressortir le bijou des cendres crasseuses.

III – La poupée brûlée : le récit féministe d’une nouvelliste engagée

 A – La narratrice ou la Poupée dissimulée du récit

Tout porte à croire que les vies de la Poupée et de la narratrice sont étroitement mêlées. En poussant la réflexion un peu plus loin, on peut voir en la Poupée une projection fantasmatique de la narratrice et de sa propre histoire, ce qui expliquerait sa connaissance intuitive et télépathique de la vie de la Poupée non par l’empathie, mais par l’identité.

La bague, en tant que symbole du statut marital, peut être vue dans la nouvelle comme une restriction d’une identité féminine plurielle à la seule définition de la femme en tant qu’épouse. C’est l’éclat de l’aliénation qui scintille dans le métal, dans la mesure où « Vernon Lee dénonce le scandale de ‘l’amour’ conjugal, ce système de dépendance réciproque qui prive l’épouse d’un champ d’action légitime et condamne l’époux à consacrer exclusivement ses efforts à l’entretien de sa femme et de progéniture » ([xxv]). C’est à ce lourd héritage matériel et idéologique, confié par Oreste – véritable frise chronologique vivante comme nous l’avons démontré –, que doit faire face la narratrice. La tradition se perpétue à travers le don inopiné du bijou qui scelle définitivement, semble-t-il, le destin de la narratrice et celui de la Poupée : la bague révèle en la narratrice la Poupée cachée.

B – La poupée, lady sublimée

L’éducation que reçoit la Comtesse lui enseigne à devenir une dame nourrie de références bibliques. De fait, la Comtesse a passé ses jeunes années au couvent, d’où elle n’est sortie que pour être mariée. Elle fait penser au personnage de Pansy dans Portrait de femme. L’esquisse que Henry James brosse de cette jeune femme est édifiant : « [m]anifestement imprégnée de la notion que la soumission était due à quiconque parlait d’un ton autoritaire, elle assistait en spectatrice passive à la marche de son destin » ([xxvi]). La vie de Pansy est donc préprogrammée, de même que celle de la Comtesse, sans que l’on juge utile de consulter l’une ou l’autre sur le sujet.

Creusant davantage la question du mode de vie du personnage féminin, nous remarquons que l’espace concédé à la Poupée s’amenuise comme une peau de chagrin, résultant en une claustration extrême. D’abord envoyée au couvent, la Comtesse est transférée – le terme nous semble approprié, puisqu’il s’agit vraisemblablement d’un mariage arrangé – dans la maison de son mari, qui constitue une autre forme d’univers carcéral. Elle y vit recluse puisque son mari se départit de toute société pour pouvoir se consacrer à son adulation. Transformée en poupée, elle est enfermée dans un boudoir, puis finalement séquestrée dans une armoire. La mise en abîme des espaces restreints – l’univers religieux destiné aux jeunes filles issues de la haute société, le palais du Comte, l’armoire tel un caveau, le sarcophage du corps cireux – fait de la comtesse la pièce fondamentale d’un jeu de poupées russes.

C – Vernon Lee : une Poupée qui dit non ?

Vernon Lee « se dit mal à l’aise dans le confinement et les conventions victoriennes, cette ‘tenue si britannique’ qui consiste à taire, parfois à étouffer les sentiments humains » ([xxvii]). Elle est, d’après la biographie de Sophie Geoffroy-Menoux, une « écorchée vive très sensible à l’incommunicabilité » ([xxviii]), ce que traduit cette nouvelle par le biais de la Poupée et de la narratrice, ces personnages emblématiques, ces héroïnes muselées.

Vernon Lee jette également l’opprobre sur ce fléchissement de la structure sociale qui fait de la femme une création de l’homme. Elle reprend l’allégorie qui sous-tend à « La Poupée » dans un article, en comparant l’homme à « un humain qui s’amuse avec une poupée » ([xxix]). Mais Vernon Lee est la poupée qui dit non. L’auteur cherche à effacer  radicalement des esprits, dans un autodafé gigantesque, cette image dépréciative de la femme, pour n’y laisser qu’un souvenir doré du passé, un symbole commémoratif auréolé du progrès des mentalités.

Conclusion

Nous espérons avoir démontré, dans un premier temps, que la plume de Vernon Lee nous fait emprunter les chemins de la parapsychologie. La taille surdimensionnée de la Poupée met en exergue l’aspect ambigu d’une femme restée enfant toute sa vie et qui à sa mort est amalgamée à ce puissant symbole de l’enfance : elle échappe ainsi à toute volonté  de catégorisation. La Poupée trahit également l’enfant qui se dissimule sous les traits de l’homme viril. Avec son  triangle frontal et la perforation de sa boîte crânienne, elle est pleine de ces motifs premiers dont foisonnent les dessins infantiles ou les jeux d’encastrement propices à l’éveil et au développement cognitif de l’enfant. Père irresponsable et raté, adorateur déraisonnable d’une poupée, le Comte ne sait pas faire preuve de la maturité et de  la rationalité qui incombent à l’âge adulte. Il a opté pour une solution singulière pour refouler  la douleur du deuil et enterrer le réel, comme si son appareil psychologique ne disposait pas des outils nécessaires pour affronter la Mort. Face à une réalité macabre difficilement acceptable, les formes de vie pérennisée abondent dans le récit. Oreste est un homme sans âge, sur lequel le temps coule insensiblement. Quant au Comte, qui a cherché à rendre une vie éternelle à son épouse défunte par le biais de la poupée, il ressemble à l’enfant qui donne vie à ses jouets par la force de son imagination et s’entoure de compagnons fantasmés. Mais la poupée est aussi pour lui un objet transitionnel, pour reprendre la terminologie winnicottienne, qui l’aide à défaire progressivement la forme d’attachement visiblement œdipienne qui le lie à sa première épouse, puisque, comme nous l’avons mis en évidence, la Poupée joue le rôle de figure maternelle. La rupture de cette relation fusionnelle est envisageable grâce à la mutilation du jouet. Winnicott rappelle qu’au cours de cette phase primordiale de détachement, « l’objet dans le fantasme est toujours en train d’être détruit […]. La destructivité, à laquelle s’ajoute la survivance de l’objet à la destruction, place celui-ci en dehors de l’aire des objets établis par les mécanismes projectifs mentaux du sujet » ([xxx]). L’objet qui résiste à l’anéantissement devient donc le non-moi au-delà duquel se définit le moi. Winnicott explique que, selon le même principe, le patient détruit symboliquement son analyste. La trépanation de la poupée semble, de la même façon, libérer le Comte de sa dépendance affective. Elle lui permet, à travers une mise à mort de la défunte – de sa propre initiative cette fois – d’exorciser définitivement l’expérience traumatisante du décès. Des phénomènes transitionnels intermédiaires (sa collection de médailles, ses courses à cheval) lui permettront de s’ouvrir définitivement au monde extérieur. Définitivement guéri, le Comte finira même par trouver une femme avec laquelle il entretiendra, a priori, une relation conjugale ordinaire.

Nous avons ensuite mis en relief, du point de vue de la stratégie énonciative, le dispositif spéculaire du récit. Nous avons montré que les œuvres d’art que sont le portrait et la poupée font écho à la création artistique littéraire. Le processus d’écriture donne la revanche aux femmes de la nouvelle – à la Poupée, qui surmonte par personne interposée le handicap de sa vie averbale, à la narratrice qui allège sa tourmente en se confiant à un interlocuteur qui jamais ne l’interrompt, à la femme victorienne dont le lourd tribut est fustigé. On comprendra,  dans ce contexte, l’importance que revêtent pour Vernon Lee les « personnalités féminines fortes telles que la femme de lettres ou la diva, qui, contrairement aux ‘poupées’ de la société victorienne et édouardienne, font entendre leur voix » ([xxxi]). Violet Paget, au double titre de femme et d’écrivain, milite pour que les femmes parlent et que la société les écoute.

Pour finir, nous avons mis l’accent sur l’identité des poupées auxquelles se réfère le récit. Elles ont pour signe distinctif une bague, ce legs féminin pesant qui se transmet d’une génération à l’autre en même temps que l’histoire de la Poupée, établissant entre les héroïnes du récit un lien aussi sûr que celui de la parenté. Le récit fantastique est en effet comme une bague que la narratrice glisse dans la paume de son interlocuteur silencieux, et dans celle du lecteur à travers ce dernier. La nouvelliste, quant à elle, refuse d’accepter sans mot dire – ni maudire – cet héritage lourd comme un fardeau. En conclusion, on peut voir en Vernon Lee une Poupée qui dit non : non à un système patriarcal débilitant, non à la femme domestiquée et assimilable à l’objet décoratif, un non prononcé de façon audible avec l’art et la matière fantastiques.


[i].  Le Petit Larousse illustré, dir. Philippe Merlet, Larousse, 2005, p.854.

[ii]. « L’Enfant dans les textes de Vernon Lee », Sophie Geoffroy-Menoux, Cahiers Victoriens et Edouardiens, n°47, 1998, p.253.

[iii]. « Turn-taking is organized so that more than one person has the chance to speak […]. Participants typically agree on who should speak when and when a turn is over ». Nous avons recueilli cette citation lors de séminaires de linguistique (« Linguistics 101 ») dispensés par Alan Dench à The University of Western Autralia, à Perth  (Février-Juin 2002).

[iv]. « Mon Rêve familier », Poèmes Saturniens, Paul Verlaine, LGF-Livre de Poche, 1996.

[v]. « Créatures artificielles », Dictionnaire des mythes du fantastique, dir. Pierre Brunel, Juliette Vienpury, Pulim, 2003, p.39.

[vi]. La Psychanalyse du feu, Gaston Bachelard , Collection « Folio Essais », Gallimard, 1949, p.39.

[vii]. Op. cit., p.102.

[viii]. Frankenstein, Mary Shelley, titre original Frankenstein, or the Modern Prometheus, trad. Hannah Betjeman, Gallimard, 1997.

[ix]. « La Logeuse », Kiss, Kiss, trad. Elisabeth Gaspar, Gallimar, 1978.

[x]. The Tempest, William Shakespeare, The Arden Shakespeare, 1999.

[xi]. « La Vérité sur le cas de M. Valdemar », Histoires extraordinaires, Edgar Allan Poe, trad. Charles Baudelaire, LGF – Livre de Poche, 1972.

[xii]. « Créatures artificielles », ibid.

[xiii]. Le Corps de l’œuvre, Essais psychanalytiques sur le travail du créateur, Didier Anzieu, Coll. « Connaissance de l’Inconscient », Gallimard, 1981, p.18.

[xiv]. Ibid.

[xv]. Le Moi-Peau, Didier Anzieu, Dunod, Paris, 1995, p.171.

[xvi]. « L’Homme au Sable », Contes fantastiques, vol. II, Hoffmann, trad. Loève-Veimars, GF Flammarion, Paris, 1980, p. 232.

[xvii]. Op. cit., p. 241. Nous soulignons.

[xviii]. Nous songeons bien évidemment ici au film de David Lynch, The Elephant Man [Lynch, 1980].

[xix]. L’Obsédé, John Fowles, titre original The Collector, trad. John Fowles, Coll. “Points Roman”, Seuil, 1983.

[xx]. Le Réel et son double, Clément Rosset, Gallimard, Coll. « Folio/Essais », 1984, p. 12-13.

[xxi]. « [I]l l’accrocha au mur, et la qualité de l’oeuvre le frappa encore davantage : le visage avait presque repris vie et les yeux le regardaient si intensément qu’il tressaillit et recula, stupéfait : ‘il regarde, s’exclama-t-il, il regarde avec des yeux d’humains », Nouvelles de Pétersbourg, trad. Boris de Schloezerr, GF Flammarion, Paris, 1998, p.158.

[xxii]. La Chambre claire, Note sur la photographie, Roland Barthes, Cahiers du cinéma/Gallimard, 1980, p. 23.

[xxiii]. Le Cri, (Skrik), Edvard Munch, tempera sur carton, 91 x 73,5 cm, Musée Munch, 1893.

[xxiv]. « L’Enfant dans les textes de Vernon Lee », op. cit., p. 256.

[xxv]. « Triste cire…cendres ardentes », Sophie Geoffroy-Menoux, in Le Visage vert, Anthologie fantastique, n°10, Editions Joëlle Losfeld, 2001, p. 87.

[xxvi]. Portrait de femme, titre original Portrait of a Lady, trad. Claude Bonnafont, Liana Levi, 1995, p.275.

[xxvii]. Préface de Sophie Geoffroy-Menoux pour La Voix maudite, Nouvelles, Vernon Lee, trad. Sophie Geofrroy-Menoux, Terre de Brume, Rennes, 2001, p. 8.

[xxviii]. Op. cit., p. 9.

[xxix]. Vernon Lee l’exprime en ces termes : « a human being playing with a doll », « The Economic Parasitism of Women », in Gospels of Anarchy, London, Fisher Unwin, 1908, p. 271. Nous fournissons la traduction.

[xxx]. Jeu et réalité, L’Espace potentiel, Donald Woods Winnicott, trad. Claude Monod et J.-B. Pontalis, Coll. « Folio/Essais », Gallimard, 1975, p. 174-176.

[xxxi]. « Triste cire…cendres ardentes », ibid.

Bibliographie

I.               Filmographie

Laura. réal. Otto Preminger. act. Vincent Price, Judith Andersen. 93 min., 1944. DVD, Twentieth Century Fix Home Entertainment, 2004.

Leçon de piano (La), [The Piano]. real. Jane Campion. act. Holly Hunter, Harvey Keitel, Sam Neill. 119 min., 1993. DVD, TF1 Vidéo, 2003.

Portrait de femme, [The Portrait of a Lady]. real. Jane Campion. act. Nicole Kidman, John Malkovitch. 139 mins., 1996. Cassette video, Universal Pictures, 2000.

Seigneur des anneaux (Le), [Lord of the Rings], Le retour du roi. real. Peter Jackson. act. Lyv Tyler, Orlando Bloom, Viggo Mortensen. New Line Home Entertainment, 2004.

II.             Ouvrages

 Allan Poe, Edgar. Histoires extraordinaires. Trad. C. Baudelaire. Paris : Garnier Flammarion, 1965.

Anzieu, Didier. Le Moi-Peau. Paris : Dunod, coll. « Psychismes », 1995.

Anzieu, Didier. Le Corps de l’œuvre, Essais psychanalytiques sur le travail créateur. Paris : Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1981.

Bachelard, Gaston. La psychanalyse du feu. Paris : Gallimard, coll. « Folios/Essais », 1949.

Barthes, Roland. La chambre claire, note sur la photographie. Paris : Gallimard/Cahiers du cinéma, 1980.

Dahl, Roald. Kiss, Kiss. Trad. Elisabeth Gaspar. Paris: Gallimard, 1978.

Fowles, John. L’obsédé [The Collector]. Paris: Seuil, coll. « Points », 1983.

Gogol, Nouvelles de Petersbourg. Trad. Boris Schloezer. Paris : GF Flammarion, 1998.

Hoffmann, E.T.A. Contes fantastiques, vol II. Trad. Loeve-Veimars. Paris : GF Flammarion, 1980.

James, Henry. Portrait de femme [The Portrait of a Lady]. Trad. Claude Bonnafont. Liana Levi, 1995.

Lee, Vernon. « La poupée ». Trad. Sophie Geoffroy-Menoux. Le visage vert, anthologie fantastique, n° 10, Paris : Joelle Losfeld, 2001.

Sophie Geoffroy-Menoux (ed. et trad.). Vernon Lee, La voix maudite, nouvelles. Rennes : Terre de Brume, 2001.

Shakespeare. The Tempest. The Arden Shakespeare, 1999.

Shelley, Mary. Frankenstein. [Frankenstein or the Modern Prometheus]. Trad. Hannah Betjeman. Paris: Gallimard, 1997.

Verlaine, Paul. Poèmes saturniens. Paris: LGF-Livre de poche, 1996.

Winnicott, D. W. Jeu et réalité, l’espace potentiel. Trad. Claude Monod et J. B. Pontalis. Paris : Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1975.

III.           Articles

Desmarets, Hubert. « Créatures artificielles ». Dictionnaire des mythes du fantastique. Pierre Brunel dir. Pulim, 2003.

Geoffroy-Menoux, Sophie. « L’enfant dans les textes de Vernon Lee ». Cahiers Victoriens et édouardiens, n° 47, Presses Universitaires de Montpellier, 1998.

Lee, Vernon. « The Economic Parasitism of Women ». Gospels of Anarchy. London: Fisher Unwin, 1908.


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