Chers lecteurs,
l’invasion de l’Ukraine par la Russie et ses conséquences humaines m’ont laissée littéralement sans voix ces jours-ci. L’Histoire met à l’épreuve nos convictions humanistes, pacifistes, idéalistes en nous plaçant dans une situation analogue à celle de nos parents ou grands-parents qui, de près ou de loin, vécurent la guerre, combattirent sur le champ de bataille ou furent témoins des événements. Comment assister en simples spectateurs à cet attentat contre la paix qu’est une invasion, une guerre d’occupation? Que dire? Que faire?
“Nos hommes d’état, dans leur panique vindicative, préparent pour l’avenir des guerres non pas de revanche, mais de vengeance qui dépasseront tout ce que nous avons vu ! Jamais, sous prétexte de punir la mauvaise foi et l’inhumanité, on n’a traité des peuples (…) avec une mauvaise foi et une inhumanité pareilles ; jamais le militarisme et tout ce qui s’y rattache, n’a triomphé à ce point.” (Vernon Lee, lettre à Mathilde Hecht, 8 Février 1921)
D’abord, poster ici un simple drapeau, sans commentaire, hier, est un premier témoignage de notre solidarité avec le peuple ukrainien qui résiste vaillamment à l’oppresseur pour faire respecter ses droits: le droit de tous les peuples à disposer d’eux-mêmes.
Puis, chercher un message à transmettre, pour que The Sibyl soit porteuse de lumière en ces temps obscurs. Vernon Lee peut-elle être une source d’inspiration pour le temps présent?
Elle aussi a vécu sous les bombes, dans un meublé à Londres, durant la première guerre mondiale, et la terrible situation des Ukrainiens sous les bombes nous la rend plus “actuelle”:
“Je vis avec un « respirateur » contre les bombes de chlorine dans mon tiroir et un seau de sable dans ma cheminée ! Voilà où nous en sommes venus ! Remarquez que pour le cas où pareille bombe abrège mes jours, mon exécuteur testamentaire se trouve être Mrs Forbes-Mosse avec qui je suis en train de me brouiller comme avec mes chauvins d’ici et qui jamais, je pense, ne voudra plus remettre les pieds en Italie. Oh la haine, chère Mathilde, la stupide, imbécile haine !” (lettre à Mathilde Hecht, 16 Juin 1915)
Rappelons que Vernon Lee (Violet Paget) est marquée par une enfance cosmopolite et nomade liée aux bouleversements politiques (le Siège de Paris pendant la guerre de 1870, puis la Commune de Paris) et peut-être par une certaine expérience transgénérationnelle de l’exil. Elle se confie à son amie française la peintre Berthe Noufflard, qui la cite dans son journal:
« Mon grand-père avait été professeur en Pologne –mon père y avait été élevé –et puis y avait travaillé comme ingénieur—Il avait participé à la construction du chemin-de-fer Varsovie-Moscou. Il en avait conservé l’horreur des persécutions russes et prussiennes –Il avait émigré en France avec des Polonais en 1849 –il avait même fait partie de la Garde Nationale à Paris » (Miss Paget, Journal de Berthe Noufflard, 28 juillet 1934)
Sa sensibilité à la cause de la Pologne et de la Finlande résonne aujourd’hui particulièrement:
« A Londres, pendant la guerre, j’ai été approchée, invitée par de jeunes patriotes polonais– Très charmants– <formant un club>– aimables au plus haut degré—qui me demandaient si les radicaux anglais ne pourraient pas s’intéresser à la cause de la Pologne. » (Miss Paget, Journal de Berthe Noufflard, 28/07/1934)
« Des Finlandais aussi –un critique d’art que je voyais beaucoup alors –Il n’y avait rien à faire » « Et la cause polonaise, la cause finlandaise, c’était des histoires avec quoi il ne fallait pas ennuyer nos alliés. » (Miss Paget, Journal de Berthe Noufflard, 28/07/1934)
N’oublions pas son amitié pour le poète et diplomate Peter (“Pierre”) Boutourline (Petr Dmitrievich Buturlin; 1859–1895), né à Florence, parti à Kiev, Tagantcha, en janvier 1885, à qui elle dédicace “Oke of Okehurst; Or, The Phantom Lover” et qui apparaît dans d’autres ouvrages.
Tisseuse de liens, infatigable polémiste en faveur d’un modèle de société plus éclairé et plus juste, Vernon Lee soutient ardemment la lutte contre le fascisme et fait pendant la première guerre mondiale de sa Villa Il Palmerino un asile international pour les réfugiés au cœur de l’Europe. Face à la montée de la peur avant la deuxième guerre mondiale elle déclare: « Il faudrait grouper, partout, ceux qui n’ont pas peur, qui ne craignent pas de prendre des risques » (Miss Paget, Journal de Berthe Noufflard, 20/07/1934) Elle a alors 78 ans…
Sa dernière lecture la veille de sa mort sera un ouvrage de géopolitique de Jules Romains, Problèmes européens (Paris: Flammarion, 1933), qui déclare notamment: “Il est banal de constater que la justification des nationalismes et des antagonismes européens par des raisons ethnographiques n’a rien de sérieux.” (p. 21)
De même, son ami Romain Rolland:
“La langue d’un pays n’a rien à voir avec sa nationalité. Nous n’avons pas l’idée de revendiquer Genève ou Bruxelles parce qu’on y parle français (…) Ce qui importe seul (et de plus en plus, au cours de l’histoire), c’est la volonté d’un peuple, ses attractions morales, la force des traditions communes, le caractère personnel de sa civilisation. (…) Tant que je vivrai, je ne cesserai de défendre les droits des peuples opprimés et conquis, –et avant tout, de ceux de notre Europe qui sont de grandes personnalités morales, des âmes séculaires : Alsace, Pologne, Finlande, etc.” (Romain Rolland à Miss Paget, 3 Juillet 1910, Bibliothèque Nationale de France, Manuscrits)
Donnons-lui la parole pour finir:
“Je crois qu’au fond de l’horreur que m’a fait la participation à cette guerre, malgré toutes les raisons bonnes ou mauvaises pour l’avoir fait, il y a eu toujours l’intuition que de nos jours où tout se multiplie au-delà du concevable par l’enchevêtrement international, l’énormité des masses humaines et la complexité de toute notre civilisation, toute guerre devenait nécessairement un attentat à l’inconnu –les moyens et les circonstances concomitantes dépassent si monstrueusement toute prévision et toute volonté.
Enfin je n’espère plus qu’une paix quelconque, qu’un régime viable, sorti de tout ce chaos de mauvaises influences et d’abominables passions que la guerre a déchaînées, du moins de notre vivant, chère Mathilde. ” (Vernon Lee, lettre à Mathilde Hecht, 36 Fitz James Avenue, West Kensington, London W, 21 Mai 1919
Vernon Lee combattit la guerre, lutta pour la paix, de toutes ses forces. Comment? par ses lettres ouvertes, et par son ART. Il faut lire ou relire le texte pacifiste révolutionnaire qu’elle rédigea pendant les années de guerre, en exil à Londres loin de sa maison à Florence: Satan the Waster, a philosophic war trilogy (1920), developpement de son The Ballet of the Nations: A Present-Day Morality (1915) dédié à Romain Rolland et aux “hommes de bonne volonté” et récemment traduit en Italien: Satana il Dilapidore. Et magistralement représenté à la Villa Il Palmerino en 2019 (voir ici) sur les conseils de Sally Blackburn-Daniels (voir ici), mis en scène Angeliki Papoulia et produit par Federica Parretti.
Cette fable politique d’avant-garde exprime avec audace sa vision de la situation politique en occident et son engagement intellectuel et personnel dès le début du XXème siècle et jusque dans l’entre-deux-guerres (France, Allemagne, Alsace, Italie, Angleterre, Irlande, Inde, Russie, Pologne, Finlande…). Au-delà de son amour pour cette Europe géographique qu’elle traversa tous les ans tout au long de sa vie, Vernon Lee appelait de ses voeux une Europe politique. Elle contribua à sa construction, parce qu’elle croyait au dialogue et à la paix au sein d’un véritable Concert des Nations.
Mais avant toute chose, le bruit des bottes doit cesser. Nous disons NON à la guerre russe en Ukraine!
Bibliographie
Blackburn-Daniels, S., (2020) “A Present-Day Morality for the Present Day”, 19: Interdisciplinary Studies in the Long Nineteenth Century 2020(30). doi: https://doi.org/10.16995/ntn.2931
Gagel, Amanda, “Vernon Lee’s Satan the Waster: Pacifism and the Avant-Garde”, Brewminate, May 21, 2019 https://brewminate.com/vernon-lees-satan-the-waster-pacifism-and-the-avant-garde
Blackburn-Daniels, Sally & Sophie Geoffroy (2021) “Traces of the exotic” in Vernon Lee’s “Oke of Okehurst; Or, The Phantom Lover”, Women’s Writing, 28:4, 569-588, DOI: 10.1080/09699082.2021.1985294
Geoffroy, Sophie (ed.), Artisans de la paix et passeurs/Peacemakers and bridgebuilders, Paris: Michel Houdiard ed., 2018.